Au-delà des espèces : quelle sera l’influence du changement global sur les interactions entre espèces?

 

Les réactions des espèces à la rapidité du changement global ont été résumées, plutôt caustiquement, comme : « s'adapter, bouger ou mourir ». Mais chaque espèce s’incorpore à un réseau d'interactions avec celles qui l'entourent : relations de dépendance pour certaines (comme les plantes dépendent des pollinisateurs pour se reproduire, les prédateurs de leurs proies pour se nourrir, les petits-ducs des trous creusés par les pics pour établir leurs nids) et nuisibles pour d'autres (compétition, parasitisme, servir de nourriture). Toute espèce qui s'adapte, se déplace ou s'éteint entraîne des répercussions parmi les écosystèmes par le biais de ces interactions.

Le pinceau alpin (espèce CasIlleja) ajoute une touche de couleur aux prairies de montagne. Ils fournissent également un nectar riche aux pollinisateurs et volent des nutriments aux racines des plantes voisines. Photo: Anna Hargreaves

Le pinceau alpin (espèce CasIlleja) ajoute une touche de couleur aux prairies de montagne. Ils fournissent également un nectar riche aux pollinisateurs et volent des nutriments aux racines des plantes voisines. Photo: Anna Hargreaves

Comme il est déjà difficile de prévoir les effets du changement global sur les espèces une à une, prédire l'avenir des interactions entre espèces peut sembler impossible. Toutefois, quelques prédictions à grande échelle peuvent être faites :

Prédiction 1 : Les effets sur les espèces éclipseront souvent les effets directs

Par exemple, les hivers de plus en plus doux ont facilité l'explosion des populations de dendroctones du pin dans l'Ouest canadien.[i] Or nous remarquons moins les insectes eux-mêmes que leur effet dévastateur sur une étendue estimée de deux millions de kilomètres carrés de forêt. À l'opposé, rétablir des interactions peut entraîner des effets positifs également importants. Un exemple célèbre est la réintroduction du loup dans les parcs nationaux (par l'humain à Yellowstone, par les loups eux-mêmes à Banff), qui a éloigné les élans d'Amérique des basses terres facilement chassées. Peu de visiteurs de ces parcs rencontreront des loups, mais plusieurs remarqueront la luxuriante végétation riveraine et la plus riche diversité d'oiseaux que leur chasse a favorisées.[ii]

Prédiction 2 : Les espèces alpines et leurs interactions sont les plus vulnérables au réchauffement climatique

Les chenilles sont des herbivores importants pour les plantes de montagne et peuvent tuer de nombreux semis chaque printemps. Photo: Anna Hargreaves


Les chenilles sont des herbivores importants pour les plantes de montagne et peuvent tuer de nombreux semis chaque printemps. Photo: Anna Hargreaves

Tandis que le climat change, les espèces suivent la piste de leur climat préféré. Quand les biologistes comparent les résultats des enquêtes de terrain actuelles avec les enquêtes historiques menées sur les montagnes du globe, ils découvrent que les espèces se sont déplacées en amont vers des altitudes plus froides davantage que le hasard ne laissait prévoir, et quittaient davantage les endroits où le climat s'était le plus réchauffé.[iii]

Les conséquences de ce mouvement ascendant dépendent du lieu de départ de ces espèces. Les espèces des plaines tendent à gagner du terrain en montagne, alors que les espèces de plus haute altitude se font comprimer quand elles viennent à manquer d'espace où grimper.[iv] Les biologistes craignent depuis longtemps que cet « ascenseur vers l'extinction » ne pousse ces spécialistes de haute altitude à se jeter en bas des sommets, et l'année dernière, les premières de ces extinctions locales ont été observées. De 1985 à aujourd'hui, huit espèces d'oiseaux, autrefois courantes, ont disparu d'un sommet de 4 000 mètres au Pérou.[v] Certains de ces oiseaux étaient des mangeurs d'insectes, d'autres des diffuseurs de semences, et nous ignorons encore si ces interactions ont été remplacées par les oiseaux de moyenne altitude qui ont pris leur place.

Prédiction 3 : Les migrations forcées vont remanier les interactions

Bien que la plupart des espèces alpines se déplacent en hauteur, celles-ci le font à des vitesses très variées.[vi] Quand des communautés ne synchronisent pas leurs déplacements, les interactions existantes se rompent, et de nouvelles interactions émergent. Certaines remplaceraient simplement les anciennes, par exemple si un nouvel insecte pollinise la végétation locale, mais de nouvelles interactions peuvent remodeler les communautés. Une expérience innovatrice dans les Alpes a simulé des réchauffements climatiques et des scénarios où les communautés végétales suivaient le climat ensemble ou se morcelaient. Quand de nouvelles interactions se créaient, les végétaux des plus basses altitudes surpassaient constamment ceux des plus hautes.[vii] Ainsi les espèces qui restent en place peuvent être surpassées par de nouvelles même si elles supportent la chaleur.

Prédiction 4 : L'insulte des maladies et des nuisibles s'ajoutera aux blessures du climat

Le changement climatique peut modifier la balance des interactions, souvent à l'avantage des petits organismes, incluant ceux qui sont nuisibles. La raison? D'abord, les stress climatiques augmentent la vulnérabilité des animaux et des plantes. Qu'on pense à la mortalité actuelle des pins à blanche écorce, menacés de disparition. Alors que beaucoup d'arbres mouraient de la rouille vésiculeuse ou des scolytes, des travaux récents ayant utilisé les cernes des arbres pour reconstituer des taux de croissance suggèrent que la sécheresse, le réchauffement et les manteaux neigeux diminués avaient rendu les arbres plus vulnérables.[viii] Ensuite, les petits organismes tendent à se reproduire plus rapidement et avoir de plus grandes populations, ce qui les rend plus adaptables à l'évolution et donc mieux placés pour affronter la vitesse des changements. Des travaux génétiques récents suggèrent que l'évolution a aidé les dendroctones du pin à franchir les Rocheuses en profitant des hivers plus doux.[ix] Finalement, comme les insectes sont à sang « froid », leurs populations et activités augmentent dans des climats plus chauds, comme le sait quiconque aura subi un jour de chaleur dans la toundra. Les expériences globales suggèrent que le rôle prédateur ou herbivore des insectes est relativement bénin dans les hautes altitudes et latitudes,[x] mais nous devons nous attendre à ce que ces rôles gagnent en importance avec le réchauffement.

Prédiction 5 : Certaines interactions seront résilientes

Le changement rapide perturbera les écosystèmes montagneux que nous connaissons, mais plusieurs interactions feront preuve de résilience. Nous généralisons souvent les interactions (la plupart des pollinisateurs visitent beaucoup d'espèces de fleurs, par exemple), si bien que des espèces en déplacement pourraient mutuellement se remplacer sur le plan fonctionnel. La complexité topographique et météorologique des montagnes les dote naturellement de climats hautement variables. Par conséquent, les espèces montagneuses peuvent être adaptées pour faire face à des bouleversements considérables, une résilience qui pourrait amortir leurs interactions. Pareille résilience a été avancée comme la raison expliquant ce pour quoi la plus longue expérience en son genre a découvert que la pollinisation de l'érythrone à grandes fleurs est demeurée constante sur une période de presque trente ans dans les Rocheuses du Colorado malgré les changements climatiques dûment mesurés durant cette période.[xi] Mais il vaut la peine de noter que cet exemple a eu lieu sur un terrain privé et protégé où ces lys ne doivent affronter qu'un seul stress — le changement climatique – à la fois.

Waterton Wildflowers, Canadian Rockies. Photo Celestine Aerden

Waterton Wildflowers, Canadian Rockies. Photo Celestine Aerden

Conserver les interactions

Les interactions entre espèces sont la colle qui fait tenir les écosystèmes ensemble, et les réseaux solides d'interactions sont plus résilients quant aux injures du changement global. Les actions pour la conservation de la nature sauvage des montagnes, que tant de Canadiens aiment, sont aussi celles qui aident à protéger les interactions dont la nature dépend. Réduire le rythme et l'étendue du réchauffement climatique, garder intacts de grands pans de terre naturelle pour entretenir de vastes populations, et lier ces terres entre elles aidera à ralentir le rythme du changement et à donner de l’espace aux espèces pour s'adapter et circuler.


[i] K. R. Sambaraju, A. L. Carroll, B. H. Aukema, Multiyear weather anomalies associated with range shifts by the mountain pine beetle preceding large epidemics. Forest ecology and management 438, 86-95 (2019).

[ii] R. L. Beschta, W. J. Ripple, Riparian vegetation recovery in Yellowstone: the first two decades after wolf reintroduction. Biological Conservation 198, 93-103 (2016); M. Hebblewhite et al., Human activity mediates a trophic cascade caused by wolves. Ecology 86, 2135-2144 (2005).

[iii] I. C. Chen, J. K. Hill, R. Ohlemuller, D. B. Roy, C. D. Thomas, Rapid range shifts of species associated with high levels of climate warming. Science 333, 1024-1026 (2011).

[iv] B. G. Freeman, J. A. Lee‐Yaw, J. M. Sunday, A. L. Hargreaves, Expanding, shifting and shrinking: The impact of global warming on species’ elevational distributions. Glob. Ecol. Biogeogr. 27, 1268-1276 (2018).

[v] B. G. Freeman, M. N. Scholer, V. Ruiz-Gutierrez, J. W. Fitzpatrick, Climate change causes upslope shifts and mountaintop extirpations in a tropical bird community. PNAS 115, 11982-11987 (2018).

[vi] Freeman et al, Expanding, shifting and shrinking (2018).

[vii] J. M. Alexander, J. M. Diez, J. M. Levine, Novel competitors shape species’ responses to climate change. Nature 525, 515-520 (2015).

[viii] C. M. Wong, L. D. Daniels, Novel forest decline triggered by multiple interactions among climate, an introduced pathogen and bark beetles. Glob. Change Biol. 23, 1926-1941 (2017).

[ix] J. K. Janes et al., How the mountain pine beetle (Dendroctonus ponderosae) breached the Canadian Rocky Mountains. Molecular Biology and Evolution 31, 1803-1815 (2014).

[x] T. Roslin et al., Higher predation risk for insect prey at low latitudes and elevations. Science 356, 742-744 (2017); A. L. Hargreaves et al., Seed predation increases from the Arctic to the Equator and from high to low elevations. Science Advances 5, eaau4403 (2019).

[xi] J. D. Thomson, Progressive deterioration of pollination service detected in a 17‐year study vanishes in a 26‐year study. New Phytol.,  (2019).

 
Anna Hargreaves