De jolies bulles forment des monts massifs et biodiversifiés dans les profondeurs
par Heidi Gartner et Cherisse Du Preez
Cherisse (à gauche) et Heidi (à droite) travaillent ensemble sur un échantillon.
Nous sommes des chercheurs qui partent à des centaines de kilomètres au large de la Colombie-Britannique pour explorer et étudier la haute mer. Nous utilisons des véhicules téléguidés (VTG — des robots avec des caméras, de l’éclairage, des senseurs et de l’équipement d’échantillonnage) qui restent attachés au navire et transmettent des données et des images par câble à l’équipe qui les étudient au-dessus. Les plongées quittent la surface éclairée par le soleil et pénètrent dans un monde de ténèbres, où nous allumons les lumières du VTG pour éclairer le monde incroyable des profondeurs de notre océan. Loin de se réduire à des plaines stériles comme on l’a cru, la mer profonde possède une incroyable densité de zones marines d’importance écologique ou biologique (AMIEB), où la vie prospère. Celles-ci comprennent des monts sous-marins qui s’élèvent à plus d’un kilomètre du plancher océanique, des cheminées hydrothermales d’où jaillit de l’eau sur chauffée et riche en minéraux, de grands peuplements de coraux et des jardins d’éponges, ainsi que des suintements froids où des bulles de gaz s’échappent du plancher océanique.
Le VTG à la surface, de l’expédition de 2023 des autrices. Photo Nicole Holman, Fisheries and Oceans Canada / Pêches et Océans Canada
“Notre équipe a récemment dirigé ses recherches sur les suintements froids, d’où le cri de « Bulles! » entendu plusieurs fois par jour”
Un VTG évalue le volume de gaz qui émanent du fond marin sur un site de suintements froids. L’abondance de roche carbonatée forme un habitat pour plusieurs animaux, dont les champignons corail et les sébastes illustrés ici. Photo : partenaires d’expédition NEPDEP, CSSF ROPOS
La vie au large dans une expédition des mers profondes est à la fois excitante et épuisante. Les conséquences des semaines passées à bord d’un vaisseau, à ne voir que l’océan et une trentaine de personnes, à travailler de longues heures et résoudre des problèmes dans un environnement dynamique peuvent se révéler d’étranges façons. Comme la joie de crier « des buuullles! » devant un écran télé comme un poisson Tang jaune hyperactif dans Nemo, en regardant des plongées dans la mer profonde. On commence aussi à s’interroger en devenant le témoin de découvertes incroyables… comme, au lieu de l’expression « se faire une montagne d’un rien », on regarde l’écran en se demandant si les montagnes sont faites à partir de bulles. Mais laissez-nous vous expliquer…
Récemment, notre équipe s’est intéressée aux suintements froids, d’où le cri de « bulles » entendu plusieurs fois par jour. Les suintements froids sont des régions où des fluides enrichis de réductions de produits chimiques (p ex le méthane et le sulfure d’hydrogène) émanent du plancher sous-marin. Étonnamment, la vie peut y prospérer. Les microbes, ou bactéries, utilisent ces produits chimiques pour fixer le carbone, formant ainsi la base de riches réseaux alimentaires et créant des points chauds biologiques [1]. Ici, dans la mer profonde, la création de la vie, au lieu d’employer la lumière solaire (par photosynthèse), prend les produits chimiques (par chimiosynthèse) comme éléments de base. Comme on l’imagine, nombre de ces animaux ne se trouvent que dans ces environnements distincts où, en plus d’améliorer la productivité locale, ils stimulent la productivité régionale [2].
Un site de suintement froid avec de la roche carbonatée, des bactéries et des animaux chimiosynthétiques qui soutiennent des espèces importantes sur les plans économique et culturel. Photo : partenaires d’expédition NEPDEP, CSSF ROPOS
En 2018, les suintements froids du Pacifique canadien étaient évalués comme étant des AMIEB, ce qui s’accompagne de certaines considérations en conservation. L’appellation venait du fait que les suintements froids abritent des espèces rares et uniques, qu’ils ont une importance particulière pour les stades du cycle biologique de certaines espèces, et qu’ils sont vulnérables, fragiles, et lents à se remettre des perturbations (comme de la pêche en contact avec le fond) [3].Depuis 2018, le Programme d’écologie des grands fonds marins de Pêches et Océans Canada s’est concentré sur une meilleure compréhension de ces écosystèmes du Pacifique, afin de fournir des conseils scientifiques pour leur conservation et leur gestion (p ex. en aidant à créer des zones marines protégées). Cette recherche se fait en collaboration avec Ressources naturelles Canada et GEOMAR (en Allemagne), avec des explorations organisées pour le Projet d’exploration des fonds marins du Pacifique Nord-Est (NEPDEP) — une collaboration soutenue par la Décennie de l’Océan des Nations Unies, entre le Programme d’écologie des grands fonds marins, les Premières Nations côtières, Ocean Networks Canada, le Musée royal de la Colombie-Britannique et la communauté des chercheurs.
Aires d’alevinage de pieuvres des profondeurs : (a) deux femelles sont observées sur un gros bloc de carbonate; (b) un zoom rapproché sur les nacelles entre les bras d’une mère, et (c) une femelle se nourrissant de crabe royal. Photos : partenaires d’expédition NEPDEP, CSSF ROPOS
Nos données actuelles suggèrent qu’il existe près de 1 600 sites de suintements froids dans les eaux canadiennes. Les suintements sont cartographiés avec des échosondeurs (similaires à l’écholocalisation des chauves-souris) où les ondes sonores sont utilisées pour détecter les panaches de bulles dans la colonne d’eau, mais aussi la structure et la forme du fond marin. Les suintements froids peuvent avoir des structures physiques complexes associées à des réactions entre le méthane, l’activité bactérienne et la roche carbonatée formée par l’eau de mer [4]. En effet, les bulles forment des pierres! Et tandis que ces processus géologiques qui créent une topographie complexe ont été étudiés avec les suintements froids, nos enquêtes visuelles récentes, combinées aux données des échosondeurs, montrent que les structures qu’ils peuvent former sont plus grandes que nous l’avions pensé. Ainsi ces bulles qui émanent du plancher sous-marin ont créé des composantes montagneuses dans notre bassin océanique!
“Il était époustouflant de voir et de penser que ces incroyables caractéristiques montagneuses dans les grands fonds se formaient à partir de bulles provenant du plancher océanique.”
Par exemple, à distance de la côte ouest de Haida Gwaii, ce qu’on croyait être un unique mont sous-marin (issu de l’activité volcanique) se révèle être maintenant une chaîne de volcans de boue (avec une origine et une structure complètement différentes, où la boue et la roche remontent en bulles à la surface avec les gaz) qui crée une crête d’une hauteur de plus de deux kilomètres et d’une longueur de plus de soixante kilomètres le long du plateau continental [5].Dans le bassin Winona, au large de la côte ouest de l’île de Vancouver, les bulles ont créé une crête longue de vingt-cinq kilomètres et d’une hauteur de 500 mètres, couverte (ou entièrement faite) de roche carbonatée [6]. En plus de la communauté chimiosynthétique, nous avons observé dans ce site une abondance d’espèces de poissons et de crabes importantes sur les plans économique et culturel. Nous avons également observé, sur le versant Hesquiaht, un grand monticule de 750 mètres de diamètre et de 60 mètres de haut, avec des blocs de carbonate et des morceaux d’hydrate (le méthane forme des structures de glace!) [7]. En manœuvrant le VTG autour de ces « icebergs sous-marins » et ces gros blocs de carbonate, nous avons commencé à remarquer des pieuvres de haute mer enroulées à l’envers dans les marques de la roche carbonatée. Nous avons vite réalisé que cette roche dure carbonatée fournissait, dans les profondeurs, un substrat rare et dur où les pieuvres peuvent pondre et prendre soin de leurs œufs (ce qu’elles font durant une période d’incubation record de plus de quatre ans!). Nous avons documenté une aire d’alevinage de pieuvres de haute mer, et même vu une mère se nourrir de crabe royal. Comme quiconque aura vu My Octopus Teacher, préparez vos mouchoirs avant de regarder cette video d’une pieuvre s’occupant de ses petits.
En lançant des caméras sous-marines à partir du navire de recherche John P. Tully, les scientifiques peuvent recueillir des images et des données à des milliers de mètres de profondeur. Photo Pêche et Océans Canada
Il était époustouflant de voir et de penser que ces incroyables caractéristiques montagneuses dans les grands fonds se formaient à partir de bulles provenant du plancher océanique. Ces bulles magnifiques créent non seulement des formes complexes et des communautés chimiosynthétiques, mais ont aussi des effets en cascade sur l’écosystème de l’ensemble de la communauté des profondeurs. Hélas, nous avons pu observer aussi quels impacts anthropiques affectent ces environnements éloignés. Nous avons documenté la perte d’engins de pêche et même les impacts dévastateurs des chaluts de fond sur ces environnements (ils étaient brisés, aplatis, avec peu de signes de vie). Et comme le montrent nos nouvelles découvertes, perdre les suintements froids nous fait perdre beaucoup.
En résumé, les suintements froids peuvent former le plancher océanique. Ils sont un habitat et une aire d’alevinage importants aux poissons et soutiennent la biodiversité. De plus, les communautés et les processus géologiques des suintements froids forment un filtre biologique majeur qui empêche de grandes quantités de ces gaz d’atteindre la surface des océans et qui accumule le carbone naturellement dans les profondeurs [8]. En protégeant ces habitats des activités destructrices, nous pouvons mieux servir la protection de la vie dans les océans et la vie proprement dite. Des mois après notre retour au sol, à récupérer nos jambes et notre clarté d’esprit, nous sommes toujours ébahies par la grandeur incroyable des effets qu’ont ces jolies petites bulles sur notre planète.
Heidi Gartner et Dr Cherisse Du Preez sont des biologistes marines et des exploratrices des fonds marins qui travaillent avec des organisations du Canada, des Premières Nations et des Nations Unies pour protéger au moins 30% des grands fonds marins d’ici 2023.
References
1. DFO (Fisheries and Oceans Canada). 2018. Science Response 2018/002. Assessment of Canadian Pacific Cold Seeps against Criteria for Determining Ecologically and Biologically Significant Areas. 35p.
2. Le Bris, N., Arnaud-Haond, S., Beaulieu, S., Cordes, E.E., Hilário, A., Rogers, A.D., van de Gaever, S., and Watanabe, H. 2016. Chapter 45. Hydrothermal vents and cold seeps. First global integrated marine assessment. United Nations. p. 1-18. (Accessed 28 November 2017).
3. DFO (2018).
4. Summarized in DFO (2018).
5. Du Preez, C., et al. in prep. An updated understanding of cold seeps in Pacific Canada. Can. Tech. Rep. Fish. Aquat. Sci.
6. Du Preez, C., et al. in prep; Unpublished data but dive available on SeaTube under Expeditions>Department of Fisheries and Oceans Canada>2023>DFO Expedition 2023-05 (May 2023)>R2311 and R2312
7. Du Preez, C., et al. in prep; Unpublished data but dive available on SeaTube under Expeditions>Department of Fisheries and Oceans Canada>2023>DFO Expedition 2023-05 (May 2023)>R2316
8. Sommer, S., Pfannkuche, O., Linke, P., Luff, R., Greinert, J., Drews, M., Gubsch, S., Pierper, M., Poser, M., and Viergutz, T. 2006. Efficiency of the benthic filter: Biological control of the emission of dissolved methane from sediments containing shallow gas hydrates at Hydrate Ridge. Global Biogeochem. Cycles 20: GB2019. doi:10.1029/2004GB002389.