Des monts sous-marins au large de l'Est du Canada
Au large des provinces atlantiques du Canada, se trouvent sous l'océan Atlantique Nord (illustration 1) des montagnes tout aussi majestueuses et variées que dans la Cordillère nord-américaine. Elles forment des chaînes de montagnes sous-marines, de concert avec des crêtes et des plateaux plus grands qui s'élèvent de 1 000 à 3 000 mètres au-dessus du grand fond océanique[1], et constituent des sites importants de biodiversité marine. Leur distribution et leur morphologie sont connues de manière seulement générale, surtout grâce aux profils d'échosondeur accumulés au cours du XXe siècle. Seules des régions relativement petites furent cartographiées avec des échosondeurs multifaisceaux modernes, qui fournissent des cartes bathymétriques généralement quadrillées à cinquante mètres. Comme Roger Revelle l'écrivit fameusement il y a quelque 60 ans, « encore aujourd'hui, nous connaissons mieux le derrière de la lune que le fondement de l'océan. »
Peu de gens ont vu ces montagnes sous-marines directement. L'océan profond est sombre, et les lumières des submersibles habités et des véhicules sous-marins téléguidés (ROV) munis de caméras n'éclairent habituellement qu'une distance de quelques mètres. À la fin du XXe siècle, les submersibles habités étaient utilisés pour explorer de près ces montagnes des profondeurs, mais des raisons de sécurité ont fait opter pour les ROV au siècle suivant.[2] Quelques échantillons de roche furent prélevés par ROV, mais la plupart l’ont été par la technique rudimentaire du dragage : en faisant glisser un panier à chaîne doté de mâchoires dentées sur des pentes abruptes, dans l'espoir d'accrocher quelque chose de plus important que de simples rochers échappés par des icebergs.
Les origines géologiques de ces montagnes sous-marines sont variées. Le dôme Orphan (Illustration 1), au large du nord-est de Terre-Neuve, est un fragment du continent nord-américain qui s'est détaché du Canada il y a 100 millions d'années, pendant l'étirement de l'écorce continentale avant la séparation de l'Irlande d'avec Terre-Neuve par l'océan Atlantique Nord. Ce plateau au sommet plat repose à quelque 1 800 mètres sous le niveau de la mer et correspond à peu près à l'étendue du parc national Banff. La pente nord-est, abrupte et bordée de failles, a une hauteur de presque 2 000 mètres, érodée par des glissements de terrain et de grandes chutes de pierres. Les pentes du sud et de l'ouest ont une couche de sédiment plus récente et sculptée par les puissants courants profonds qui vont le long de l'extrémité ouest de la mer du Labrador. Vers le sud, le Bonnet flamand est un fragment analogue de croûte continentale, avec un plateau de 130 à 1 000 mètres de profondeur et des falaises abruptes et bordées de failles à l'est et au sud. Les observations en ROV de la pente sud, haute de 3 000 mètres, montrent une série de falaises rocheuses et de terrasses, avec des murs de granite qui feraient le délice les alpinistes s'ils se trouvaient au-dessus de la mer.[2]
Trois chaînes ou amas de montagnes sous-marines se trouvent partiellement dans la zone de fonds marins de l'Atlantique revendiquée par le Canada sous la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer : la chaîne de monts de la Nouvelle-Angleterre, les monts Fogo et la chaîne de monts de Terre-Neuve, qui comprennent chacun plus d'une douzaine de cônes volcaniques individuels (illustration 1). Il se trouve, aussi, plusieurs monts sous-marins individuels à l'intérieur du territoire canadien, le plus connu étant le mont Orphan (illustration 2), juste au sud-est du dôme Orphan, qui a été exploré en ROV en 2010.[3] Le mont Orphan s'élève à 1 600 mètres au-dessus du plancher marin qui l'entoure et a une forme conique, dotée d'un gradient d'environ vingt degrés.
De ces chaînes de montagnes marines, les monts sous-marins Fogo sont les mieux connus.[4] On y reconnaît plus de quarante monts marins coniques, le plus haut s'élevant à plus de 1 000 mètres au-dessus du fonds marin régional. Ces montagnes ont un âge qui varie entre 150 et 125 millions d'années, et sont partiellement ensevelies par du sédiment moins âgé sur leur pente continentale. Quelques volcans apparentés sur les Grands Bancs ont été forés par des puits de pétrole exploratoires dans les années 1970. Certains des monts Fogo ont des sommets plats et érodés, à des profondeurs actuelles de 3 000 à 4 500 mètres, suggérant qu'ils formaient à l'origine des îles volcaniques qui furent érodées au niveau de la mer avant de se retirer graduellement jusqu'à leur profondeur actuelle.
Les monts sous-marins de Terre-Neuve sont plus jeunes, à environ 100 millions d'années, mais plus hauts, s'élevant jusqu'à 2 000 mètres au-dessus du fonds marin régional. Ils forment une chaîne plus linéaire comparée à l'éparpillement des monts Fogo (illustration 1). La chaîne de monts de la Nouvelle-Angleterre forme aussi une chaîne linéaire dont les formations sont âgées de 88 à 123 millions d'années. La plus grande s'élève à 3 000 mètres au-dessus du fond marin, et leurs flancs ont été étudiés par un bateau de forage scientifique en 1975, ainsi que par submersible habité. Tous nos monts sous-marins ont décliné de plusieurs kilomètres, de concert avec le fond marin environnant, en raison du refroidissement de la croûte et du manteau sous-jacents depuis leur formation.
La ride de l'anomalie J et la dorsale sud-est de Terre-Neuve (illustration 1), qui s'étendent au sud-ouest et au sud-est à partir de la pointe sud des Grands Bancs ont aussi une origine volcanique. Ils se sont tous deux formés il y a quelque 130 millions d'années, pendant que les Grands Bancs s'éloignaient de l'Espagne et du Portugal, permettant à l'océan Atlantique de se propager vers le nord. La ride de l'anomalie J s'est formée par un volcanisme exceptionnellement volumineux à la pointe nord-est de la dorsale d'expansion océanique de l'Atlantique central entre la Nouvelle-Écosse et le Maroc. La dorsale sud-est de Terre-Neuve s'est formée par une coalescence de volcans le long de la zone de fracture Terre-Neuve — Açores — Gibraltar qui marquait la terminaison de l'Atlantique central à cette époque.
Plus généralement, les origines des plateaux, escarpements, crêtes volcaniques et des monts sous-marins sont toutes liées à l'ouverture progressive de l'Atlantique Nord entre le Canada de l'Est et l'Europe de l'Ouest. Cette séparation des continents a commencé il y a environ 160 millions d'années, mais ne s'est achevée que quelque 100 millions d'années plus tard, quand la dérive des continents a cédé le passage à l'expansion océanique entre le Groenland, le nord-est canadien et le nord-ouest de l'Europe. Cette dérive a été intimement associée à la convection et la distribution de la chaleur dans le manteau terrestre, qui a ramolli la croûte et produit du magma basaltique en faisant partiellement fondre le manteau supérieur. Les détails de ces processus et le rôle joué par le magma qui a construit les monts sous-marins et les crêtes volcaniques sont encore débattus aujourd'hui.[5]
David J.W. Piper est scientifique émérite à la Commission géologique du Canada (Atlantique). Depuis sa première croisière de recherche à la chaîne de monts de Terre-Neuve en 1974, sa fascination pour les montagnes sous-marines au large de l'Est du Canada n'a jamais diminué.
Georgia Pe-Piper est professeure émérite de géologie à la Saint Mary’s University d'Halifax. Elle travaille depuis 40 ans sur la géochimie et les origines des anciennes roches volcaniques en mer.
[1] Normandeau, A., et coll. 2020. The seafloor of southeastern Canada. Chapitre 20 de O. Slaymaker et N. Catto (éd.), Landscapes and Landforms of Eastern Canada, World Geomorphological Landscapes (Springer, 2020) https://doi.org/10.1007/978-3-030-35137-3_20
[2] Hudson 029 2010. http://hudson0292010.blogspot.com/
[3] Pe-Piper, G., Meredyk, S., Zhang, Y.Y., Piper, D.J.W., and Edinger, E. Petrology and tectonic significance of seamounts within transitional crust east of Orphan Knoll, offshore eastern Canada. Geo-Marine Letters 33, 433B47 (2013)
[4] Pe-Piper, G., Piper, D.J.W., et Jansa, L.F. Early Cretaceous opening of the North Atlantic Ocean: implications of the petrology and tectonic setting of the Fogo Seamounts off the SW Grand Banks. Geological Society of America Bulletin 119, 712–24 (2007).
[5] Bronner, A., Sauter, D., Manatschal, G., Peron-Pinvidic, G., et Munschy, M. Magmatic breakup as an explanation for magnetic anomalies at magma-poor rifted margins. Nature Geoscience 4, 549–53 (2011)