Les alpinistes participent à la science de la biodiversité via iNaturalist
Gabe Schepens et Brian Starzomski
Les montagnes sont un refuge important pour les espèces qui doivent s’adapter à un monde changeant. Des animaux ayant un vaste domaine vital comme le carcajou recherchent des zones enneigées isolées pour mettre bas, pendant que des espèces rares de fleurs poussent en amont de leurs parents dans les vallées pour suivre l’orteil d’un glacier qui fond. Étudier ces écosystèmes reculés pose un défi, et les biologistes connaissent beaucoup moins la biodiversité alpine que celle des habitats plus près des villes. À travers le vaste réseau montagneux du Canada, des alpinistes enthousiastes font d’importantes contributions à nos connaissances en biodiversité en partageant des photos sur la plateforme scientifique communautaire iNaturalist (www.inaturalist.ca).
Dans notre climat changeant, c’est à leurs frontières que les écosystèmes sont les plus dynamiques. Sentinelles du changement, les montagnes sont remplies de frontières d’habitat, de limites d’aire de distribution d’espèces, de zonages de climat et d’altitudes variables — ces lieux de transition que l’on appelle écotones. Ces frontières, telles que la ligne des arbres, se déplacent sous le réchauffement climatique, qui prolonge la période de végétation en haute altitude. Alors que les scientifiques s’occupent d’étudier ces transitions avec des technologies comme l’imagerie satellitaire comparative, nous manquons de temps (ou de financement) pour nous aventurer dans des écosystèmes de montagne pour collecter des données sur des espèces uniques. Aussi, dans les lieux difficiles d’accès où vont les alpinistes, quelques photos saisies dans un téléphone peuvent s’avérer des données précieuses pour combler ces lacunes. À partir de photographies géolocalisées et envoyées sur iNaturalist.ca, les chercheurs peuvent étudier une large gamme de phénomènes écologiques. Par exemple, des observations photographiques prises dans les montagnes de l’Ouest canadien ont fourni sur iNaturalist des données de recherche sur la période de mue des chèvres de montagne.[1]
Que ce soit le spermophile à mante dorée — pas un suisse — qui fait de l’œil à vos céréales, ou le coussin de silène acaule centenaire où vous étiez assis, chaque photo a de la valeur. En cas d’incertitude sur la nature de ce que vous observez, vous pouvez l’apprendre en utilisant sur place (et hors ligne) les outils d’identification automatisée d’iNaturalist dans son application de recherche (Seek). Dès que la photo est téléchargée en ligne, des milliers d’experts chez iNaturalist aideront à identifier votre observation — que ce soient les algues qui causent la coloration du « sang des neiges » ou la forme caractéristique des déjections d’un lagopède. Les observations alpines sont si rares que vous pourriez documenter sans le savoir une espèce nouvelle pour la région, comme ce fut le cas pour Brian Starzomski l’été dernier avec la photo floue d’un papillon qu’on a reconnu comme un speyeria edwardsii.
Au cours du Camp général de l’année dernière au glacier Mummery, la chercheuse et membre du CAC Mary Sanseverino créa un « projet iNaturalist » pour rassembler les observations des participants en définissant le périmètre et le calendrier du camp.[2] Comme un album virtuel, les photos sont toutes rassemblées sous une même adresse, où vous pouvez voir la photo par Mary de la marmotte fuyante du Camp. Pour les statistiques résumées dans ces projets, les membres du Camp ont soumis 189 observations photographiques de 70 espèces uniques, qui furent identifiées par 30 experts. Quand l’identité d’une espèce a été confirmée, l’observation d’iNaturalist est transmise au Système mondial d’information sur la biodiversité (Global Biodiversity Information Facility), qui héberge et fournit gratuitement des données pour les chercheurs et au public.
Des « projets iNaturalist » ont été créés pour plusieurs endroits montagneux, comme des sommets populaires et leurs environs, leurs parcs et leurs aires de conservation. Avant de sortir, consultez les projets iNaturalist de la région — quelles espèces rares vous attendent sur le sentier menant au sommet du mont Golden Hinde ? Est-ce que les bleuets sont mûrs ? Au parc provincial Strathcona, des passionnés de plein air ont soumis plus de 28 000 observations à iNaturalist. Comme ce parc est principalement un terrain montagneux et accidenté, seules neuf p. cent de ces observations provenaient de l’écosystème alpin.
Pour les grimpeurs, tout comme se projeter dans l’exploration de falaises et de pics alpins, recueillir des observations d’espèces peut vite tourner à la concurrence. À la visite récente d’une cuvette glaciaire, notre équipe a escaladé parmi les rochers en quête de fleurs ripicoles, tendant l’oreille pour le cri aigu d’un pika. Pendant le repas, nous avons comparé nos photos de fleurs sauvages et échangé des histoires sur la marmotte qui s’enfuyait avant d’être photographiée. Quand les photos paraissent sur iNaturalist, le projet dresse un classement qui peut tourner de simples naturalistes en féroces compétiteurs. Soudain, une course au trésor amusante (appelée parfois « bioblitz ») attise une passion pour documenter le plus d’organismes possible. Une pente glissante : moins d’une année après avoir téléchargé sans m’en douter l’application d’iNaturalist, ma mère me faisait un gâteau pour féliciter mes 1 000 espèces.
Ce qui importe bien moins que les réussites de quelques mordus sont les petites contributions de centaines de membres actifs qui, chacun, voyagent en différents endroits à différentes saisons, suivant des champs d’intérêt différents. Les observations des « iNatters » débutants ont servi à informer la gestion d’espèces menacées, surveiller des invasions d’espèces et mesurer la biodiversité dans tout le pays. À l’heure d’écrire ces lignes, iNaturalist compte plus de 7 millions d’observations faites au Canada, avec plus de 32 000 espèces documentées. Cependant, la majorité d’entre elles sont recueillies près des routes et des régions urbaines, donnant aux alpinistes un avantage unique pour contribuer à notre savoir collectif sur la nature. Ainsi, la prochaine fois que vous irez sentir la liberté des montagnes, prenez quelques images des plantes et des animaux que vous rencontrez, téléchargez-les sur iNaturalist, et contribuez à la science alpine.
Gabe Schepens est un-e diplômé-e récent-e du programme de MSc de la School of Environmental Studies de l’Université de Victoria, où iel a étudié les écosystèmes de montagnes (des plantes jusqu’aux carcajous), et travaille actuellement sur la modélisation d’habitats pour espèces en péril.
Brian Starzomski est le directeur de la School of Environmental Studies de l’Université de Victoria. Il étudie la biodiversité dans une variété d’écosystèmes, utilisant iNaturalist dans ses recherches, ses loisirs et dans son rôle au Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC).
References
1. Nowak, K. et al. Using community photography to investigate phenology: A case study of coat molt in the mountain goat (Oreamnos americanus) with missing data. Ecology and Evolution 10, 13488–13499 (2020).
2. iNaturalist. Observations du glacier Mummery par le Camp général d’alpinisme, 2021. https://inaturalist.ca/projects/mummery-glacier-2021-gmc-observations (2021).