Le Lieu historique national du Canada du Refuge-du-col-Abbot

 

David Hik, Zac Robinson et Stephen Slemon 

Les pluies sont tombées, les torrents sont venus, les vents ont soufflé pour s’abattre sur cette maison, mais elle ne s’est pas écroulée, car elle était bâtie sur le roc.
— Matthew 7, 25. Le Sermon sur la montagne

Phare alpin (refuge du col Abbot). Photo Paul Zizka 

Cela n’allait pas durer éternellement. Mais l’habitation que les guides suisses avaient bâtie en altitude dans les montagnes — maçonnerie à l’extérieur, bois de contreplaqué à l’intérieur, une cuisine, un grenier, un dortoir pour hommes et un dortoir pour femmes — suivait parfaitement la leçon de la parabole. Ils bâtirent sur du roc — sur la crête étroite et élevée des Rocheuses canadiennes qui forme le col Abbot, 2 925 mètres au-dessus du niveau de la mer, entre le lac O’Hara du parc national Yoho et le lac Louise dans le parc national Banff, sur la ligne de partage des eaux. 

Le seul fait d’apporter les matériaux de construction sur le site impliquait une organisation et un travail héroïques. Ils engagèrent des cow-boys avec des chevaux pour transporter du bois, des fenêtres, des verrous et de la chaux pour fabriquer du ciment, du lac Louise à la base d’un canyon abrupt, englacé et porté aux avalanches, le « Piège mortel » (Death Trap) entre les monts Victoria et Lefroy. De là, ils transportèrent des paquets de 35 kilos sur une échelle qui enjambait une large crevasse, puis treuillèrent des traîneaux sur les sections raides pour gagner le col, d’où ils avaient extrait les pierres. 

  1. Le sommet de la pente nord, juste à gauche du refuge nouvellement construit en 1922. Ill. avec l’aimable autorisation du musée Whyte des Rocheuses canadiennes, V200-PA-81B 

  2. La pente nord exposée, abrupte et instable coupant sous le refuge-du-col-Abbot en 2021. Photo Parcs Canada 

  3. Extraite sur place et gravée de l’année de sa construction, cette pierre est l’une des nombreuses pierres qui ont été préservées des murs extérieurs du refuge. Photo Pete Hoang

Après s’être installés au Canada, les guides de montagne Edward Feuz Jr. et Rudolph Aemmer, d’origine suisse, avaient reconnu le besoin d’un « hébergement en altitude pour les alpinistes sérieux » dans l’industrie florissante du tourisme des années 1920, et ils ouvrirent leur refuge en 1923. « Là-haut, » dit Feuz Jr. lors de la cérémonie d’inauguration, « avec ces pics magnifiques partout, cette simple hutte est un chez-soi. » 

Le Refuge-du-Col-Abbot devrait encore être debout, la neige fondant sur son toit de bardeaux s’écouler encore dans les océans Pacifique et Atlantique. Les alpinistes devraient encore s’y rendre durant la saison d’escalade pour manger, dormir et se réchauffer près du poêle à bois avant de partir de bon matin pour les sommets. Mais cet été, Parcs Canada démolira la maison des deux guides. Personne n’avait pris le changement climatique en compte. 

Et comment l’auraient-ils pu? Jusqu’à tout récemment, le glacier Victoria Inférieur recouvrait l’essentiel de la pente nord sous le refuge. La glace en atteignait presque le mur nord. Mais à présent l’arête du glacier se tient à cinquante mètres en contrebas. Ce que cela a exposé — après avoir été conservé intact, gelé et protégé de l’érosion en surface et de l’intense chaleur solaire pour la majeure partie du siècle dernier — est la composition réelle de l’essentiel de la base du refuge et du col lui-même : un mélange d’éboulis compactés et de pierre tombée, rendu stable par le pergélisol. Contre les décrets — de plus en plus variés et imprévisibles — de la nature, la pente s’effondre. 

Un programme spatial de cartographie des glaciers doit toujours se fixer un seuil minimal pour que ses pixels contigus couverts de neige et de glace se cartographient comme un glacier.

La courte chronologie de la défaite de la pente est à couper le souffle. Le premier rapport sur son instabilité est parvenu à Parcs Canada en 2016. Une évaluation géotechnique suivit, et on ferma le refuge afin que Parcs Canada y installe des ancrages rocheux stabilisateurs. À la fin de 2018, les coûts de l’opération avaient excédé 600 000 $. Une météo adverse et des problèmes de sécurité gênèrent les progrès en 2019, avant les mesures sanitaires dues au COVID-19 en 2020, tandis qu’à travers tout cela, l’érosion du talus sous l’abri continuait. 

Mais ce sont les températures record de 2021 — le tristement célèbre « dôme de chaleur » — qui ont vaincu ce qu’il restait d’espoir. Le dégel du pergélisol accéléra de façon catastrophique. Selon Parcs Canada, « environ 114 mètres cubes sont tombés des pentes sous la cabane. » Des fissures structurelles apparaissaient dans la maçonnerie extérieure. Une ouverture abrupte bâillait sous son angle nord-est. 

1. Transport de matériaux de construction depuis le lac Louise jusqu’à la base de la « Death Trap » en 1922. Le col Abbot est la selle neigeuse visible au coin supérieur droit de l’image. Ill. avec l’aimable autorisation du musée Whyte des Rocheuses canadiennes, M93/V200 PA 68b 

2. Transport de paquets de matériaux de construction le long de la « Death Trap » jusqu’au col Abbot en 1922. Photo WMCR M93/V200 PA 72a 

3. Construction des fondations du refuge du col Abbot à l’aide de pierres extraites sur place en 1922. Photo WMCR M93/V200 PA 78 

4. Démantèlement pièce par pièce du toit avant l’expédition aérienne des paquets sous une météo imprévisible. Photo Pete Hoang 

5. Une fois démantelée la structure principale, les mortiers ont été enlevés. Photo Pete Hoang 

6. Une marque de ce qui fut pendant les derniers jours du démantèlement. PhotoPete Hoang 

7. Deux murs furent gardés partiellement intacts pour commémorer le bâtiment auprès des visiteurs futurs. Photo Pete Hoang

Toutes les montagnes s’érodent un jour. La plupart du temps ces changements sont progressifs et peu remarqués. Mais le pergélisol et les glaciers sont la « colle » qui tient ensemble les pentes de haute montagne, et lorsque le réchauffement graduel et les événements météorologiques extrêmes contribuent à la fonte du pergélisol et l’amincissement des glaciers, les ruptures de pente peuvent survenir très soudainement. 

Ces dernières décennies, l’augmentation des températures et des précipitations dans l’Ouest canadien ont causé une augmentation importante des glissements de terrain en montagne. Le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat conclut, avec une très grande confiance, qu’un réchauffement de 1.5° C accélérera davantage cette tendance. Seule une réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre amoindrira les pires conséquences pour les systèmes naturels — et les infrastructures humaines. 

Au col Abbot, la température moyenne annuelle a déjà monté d’environ 1.4o C depuis le milieu du XXe siècle, et les précipitations d’environ 6 p. cent. 

Les guides suisses avaient bâti leur refuge alpin à une époque plus innocente et reculée — où l’on pouvait croire que le changement prenait du temps en haute montagne. Mais cette époque est révolue, et la démolition de ce qui était jusqu’à présent un Lieu historique national nous témoigne des dommages irréparables qu’entraîne une planète en plein réchauffement. 


David Hik est professeur en sciences biologiques à l’Université Simon Fraser et présentement scientifique en chef pour Savoir polaire Canada; Zac Robinson est historien et professeur agrégé à l’Université de l’Alberta; et Stephen Slemon est professeur émérite en littérature anglaise à l’Université de l’Alberta. Tous trois collaborent diversement à la recherche en montagne et l’enseignement depuis plus de vingt ans. Cet essai a d’abord paru dans l’édition de juillet-août 2022 du Canadian Geographic. 

 
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